mercredi 3 janvier 2018

Histoire d'un cercle et d'un carré

Sur la page d'une géométrie que Comberousse avait signée, un carré et un cercle étaient couchés.
Le livre étant peu feuilleté, ils s'ennuyaient tous deux, et d'habitude se disputaient.
-Je suis plus grand, disait le premier. Car un cercle est un carré dont les angles ont été rognés.
Le cercle répliquait :
-C'est le contraire justement. Car un cercle est un carré dans lequel on a soufflé et que l'on a gonflé.
N'ayant pu sur la surface s'accorder, ils en vinrent à parler beauté.
-Je suis, disait le carré, symbole de solidité. L'égalité de mes quatre côtés, et mes angles surtout, mes angles de quatre-vingts (*) degrés, confèrent à ma figure une harmonie puissante et sûre.
Le cercle répondait :
-Dans la solidité que vous vantez, je ne vois que vulgarité. Votre vigueur primaire ne me séduit guère. Je vous considère comme une mesure d'aire, sans plus.
Quant à moi, de toutes les courbes, je suis la mieux faite. Les astres ont adopté mon contour ; à ma courbure toujours les artistes ont recours et les hommes me tournent autour, car vous le savez bien, rien n'émeut plus leur chair que le fier hémisphère d'un derrière ou d'un sein féminin.
Quant à l'utilité, si vous en voulez bien parler, ma supériorité dans ce domaine est tout à fait certaine. Je suis la roue, et il faudrait être fou, vous en conviendrez, pour ne pas admettre que la roue, c'est tout.
-Si ce n'est pas tout, c'est beaucoup, reconnut le carré. Mais je rends aussi quelques services, et suis la base, croyez-moi, des plus durables édifices.
Le cercle eut un haussement d'arc.
-Vous êtes statique, et ce qui ne se meut meurt, c'est statistique. Moi je suis mouvement, et dans ce rôle irremplaçable. Si les roues des charrettes étaient carrées, je crois, en vérité, qu'on aurait quelque mal à les faire avancer.
Ils se querellaient ainsi pendant des jours entiers. A les départager personne ne se risquait. C'eût été un problème aussi ardu qu'est vaine la quadrature du cercle.


Or, un jour, un enfant qui tournait les pages du livre et griffonnait au passage, mit sur l'une et l'autre figure des visages. Du carré, il fit une tête austère et moustachue. Au cercle, il mit des cheveux et des cils sur les yeux, et un air si gracieux, qu'il fallut d'évidence au féminin le décliner et qu'on l'appela par décence une circonférence.
Ce qui arriva par la suite est facile à deviner. La courbe ou la rigidité qui les avaient si longtemps irrités parurent pleins d'attraits à leurs sexes opposés. Pubères ils se regardèrent, puis ils s'aimèrent et se marièrent.
Au début, tout alla bien. C'est naturel. La circonférence avec jouissance roulait sur les côtés de son carré et elle prenait un plaisir évident à s'attarder aux angles durs qui chatouillaient sa courbure.
Et puis, elle se lassa. Et n'étant pas bien sage, au voisinage de la page, elle découvrit des polygones moins monotones. Le rectangle d'abord la séduisit, par sa silhouette élancée. Elle eut avec lui une liaison. Puis, elle admira du losange la svelte élégance, et du triangle le profil aiguisé. Avec le trapèze elle en prit à son aise, au parallélogramme, elle crut donner son âme. Il n'est pas jusqu'à l'hexagone qui ne la pénétrât, sous prétexte de vérifier son inscriptibilité.
Dans son coin, le carré se morfondait. Son cocuage l'irrita, puis le chagrina, et il se demanda comment, de son épouse volage, reconquérir l'amour et les faveurs.
Il considéra ses rivaux, et comme il n'était pas sot, il conclut qu'il était trop gros.
"Trop gros, pensa-t-il, et pourquoi ne pas l'avouer, trop carré."
Il aurait bien voulu se transformer, mais ses angles, hélas, ses angles de quatre-vingts degrés - comme il le croyait - avaient été déterminés de toute éternité.
Ne pouvant se déformer, il eut un jour l'idée de se plier. Autour de sa diagonale, par une manœuvre banale, il rabattit sa moitié, et devint derechef un triangle isocèle et rectangle.
La circonférence, conquise par cet artifice hardi, reprit du goût pour son époux.
De son hypoténuse elle se fit un diamètre, et des cordes de ses côtés, qui la tenaient toute tendue, ou bien elle se réfugiait au creux de ses bissectrices où venait l'envelopper son tendre périmètre.
Bientôt, sans pour autant être plus ou moins ronde, elle se trouva enceinte. Mais ils ne voulurent pas pour enfant une figure hybride, ni même un petit polygone, tel que les grands avec lesquels elle n'avait naguère eu de retenue. Ils firent le vœu qu'à son terme elle accouchât d'un théorème.
C'est en effet ce qui leur vint. Ils eurent un fils grand et fort. Ils l'appelèrent Pythagore.

(*) Ce carré n'était pas fort savant.

Extraits : Jeux de l'esprit et divertissements mathématiques – J.P Alem

Claudi, 3 janvier 2018